Au-delà du retrait des sens : repenser le pratyahara à l'épreuve du corps vécu
Dans le paysage du yoga contemporain, peu d'enseignements suscitent autant de débats que le pratyahara, cette cinquième étape du yoga de Patañjali traditionnellement traduite par "retrait des sens". Alors que certains y voient une étape essentielle vers l'intériorité spirituelle, d'autres, dont je fais partie, questionnent cette approche qui semble nier la richesse de notre incarnation sensible.
La métaphore de la tortue : une séparation problématique
Patañjali compare le pratyahara à une tortue qui rentre ses membres dans sa carapace. Cette image, bien qu'évocatrice, révèle une conception dualiste troublante : elle suppose une séparation fondamentale entre un intérieur spirituel pur et un extérieur sensoriel source de distraction. Mais cette vision ne résiste pas à l'épreuve de ce que nous savons aujourd'hui de la conscience incarnée.
Les recherches en neurosciences et en phénoménologie nous montrent que la conscience n'existe pas en dehors de notre corporéité. Elle émerge de notre relation dynamique au monde, à travers nos sens, notre motricité, notre capacité à être affectés. Comme l'écrivait Merleau-Ponty, nous ne possédons pas un corps, nous sommes notre corps dans sa relation au monde.
L'intelligence du sensible
Nos sens ne sont pas des obstacles à transcender mais des modes d'accès privilégiés à la connaissance. Chaque sensation porte une information précieuse sur notre état, nos besoins, notre environnement. L'émotion elle-même (ex-movere, ce qui nous met en mouvement) est une forme d'intelligence corporelle qui nous renseigne sur notre rapport au réel.
Plutôt que de nous en retirer, ne devrions-nous pas apprendre à les habiter plus finement ? Les pratiques somatiques contemporaines nous invitent précisément à développer une écoute plus subtile de nos sensations, une présence plus raffinée à notre vécu corporel.
La respiration : pont entre dedans et dehors
Prenons l'exemple de la respiration, cette fonction vitale qui dissout naturellement la frontière entre intérieur et extérieur. Chaque inspiration nous relie au monde, nous incorporons littéralement l'air qui nous entoure. Chaque expiration nous permet de nous donner, de participer à l'échange vital avec notre environnement.
Dans cette perspective, la respiration consciente n'est pas un retrait du monde sensible mais une intensification de notre présence au vivant. Elle nous apprend que l'intériorité spirituelle ne se construit pas contre la sensorialité mais à travers elle.
Le tango comme révélateur
Cette vérité devient éclatante dans la pratique du tango. Loin de tout retrait, cette danse exige une disponibilité sensorielle totale : la peau qui écoute dans l'abrazo, les pieds qui dialoguent avec le sol, l'oreille qui suit la musique, le corps entier qui répond au partenaire.
La connexion authentique en tango ne peut naître que si chaque danseur habite pleinement son propre corps. C'est tout le paradoxe : pour vraiment rencontrer l'autre, il faut d'abord être présent à soi, sentir son propre axe, sa propre respiration, son propre poids. Mais cette présence à soi n'est jamais repli sur soi - elle est au contraire ouverture, disponibilité.
Cette presencia chère aux Argentins révèle une vérité essentielle : l'entièreté de l'être ne se trouve pas dans le retrait mais dans l'intensification de la présence sensible.
Vers une spiritualité incarnée
Que se passe-t-il si nous renversons la proposition de Patañjali ? Et si, plutôt que de nous retirer des sens, nous apprenions à les habiter pleinement ? Et si notre sensibilité, loin d'être un obstacle, était notre voie d'accès privilégiée au sacré ?
Cette approche demande peut-être plus de courage que le retrait. Il faut accepter d'être vulnérable, d'être touché, parfois bouleversé. Nos émotions ne sont plus des ennemies à contrôler mais des guides précieux vers notre vérité incarnée. L'intensité n'est plus à éviter mais à embrasser comme le combustible même de la transformation.
Réinventer la pratique
Cette perspective invite à repenser nos pratiques. Plutôt qu'un pratyahara entendu comme retrait, cultivons une présence sensible qui accueille sans se laisser submerger. Plutôt que la maîtrise des sens, développons leur raffinement. Plutôt que l'évitement de l'émotion, apprenons son accompagnement.
Il ne s'agit pas de rejeter en bloc l'enseignement de Patañjali, mais de le réinterpréter à la lumière de notre compréhension contemporaine de l'incarnation. Peut-être le pratyahara n'est-il pas tant un retrait qu'une régulation consciente, une capacité à choisir sur quoi porter notre attention sans pour autant nous couper de notre sensibilité.
L'émotion comme alliée
Dans cette optique, l'émotion devient une alliée précieuse plutôt qu'un obstacle. Elle nous informe sur notre état intérieur, elle nous met en mouvement, elle nous relie au vivant en nous. Les larmes qui montent pendant une pratique, la joie qui surgit dans un mouvement, la mélancolie qui nous traverse dans une danse - tout cela fait partie intégrante du chemin spirituel.
Car la vraie spiritualité n'est pas hors du corps mais à travers lui. Elle n'évite pas l'intensité émotionnelle - elle l'embrasse comme une manifestation de notre vivacité profonde.
Conclusion : oser l'entièreté
Osons être entiers, même quand cela nous émeut. Osons habiter pleinement notre sensibilité, notre émotivité, notre corporéité. C'est peut-être là, dans cette acceptation courageuse de notre nature incarnée, que commence la véritable transformation.
Plutôt que de nous retirer du monde sensible, apprenons à l'habiter avec plus de présence, de finesse, de justesse. C'est dans cette intimité retrouvée avec notre être sensible que peut émerger une spiritualité authentique, ancrée dans le vivant, nourrie par l'émotion, portée par la respiration qui nous relie à chaque instant au grand mouvement de la vie.
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