De la Dualité à la Non-Dualité : Voyage à travers les Veda, les Upaniṣad et l'Advaita Vedānta de Śaṅkara
La pensée indienne, riche de plus de trois millénaires de réflexion spirituelle et philosophique, offre une progression fascinante : depuis un monde gouverné par le rituel et la dualité vers une vision ultime de l'unité absolue. Cet article vous invite à parcourir cette trajectoire, de la révélation védique à l'éblouissante non-dualité de Śaṅkara, en passant par les interrogations existentielles des Upaniṣad, tout en éclairant l'opposition entre cette pensée radicale et celle du Sāṃkhya ou du Yoga de Patañjali.
1. Des Veda à l'Advaita : une chronologie spirituelle
🔹 Les Veda (env. -1500/-1200 à -1000 av. J.-C.)
Les Veda, et particulièrement le Ṛgveda, sont les plus anciens textes sacrés de l'Inde, composés sur plusieurs siècles par différentes lignées de voyants (ṛṣi). Ils chantent l'ordre cosmique (Ṛta), les dieux (Deva), le sacrifice (Yajña), et la nécessité de maintenir l'équilibre du monde par des rituels précis.
On y trouve déjà des oppositions fondatrices :
- Jour / Nuit
- Ciel / Terre
- Mortels / Immortels
La pensée y est essentiellement cosmologique et dualiste, même si des intuitions métaphysiques percent déjà dans certains hymnes comme celui du Puruṣa (Ṛgveda X.90), qui évoque l'unité primordiale d'où émane la diversité.
🔹 Les Upaniṣad principales (env. -800 à -300 av. J.-C.)
Les Upaniṣad principales (mukhya upaniṣad), aussi appelées Vedānta (« fin des Veda »), marquent une rupture. Parmi les treize principales commentées par Śaṅkara, la Bṛhadāraṇyaka et la Chāndogya occupent une place centrale dans l'émergence de la pensée non-duelle.
Elles abandonnent la seule voie rituelle pour interroger l'essence du Soi (Ātman) et sa relation au Tout (Brahman). Elles proposent des formules fulgurantes :
- "Tat Tvam Asi" — Tu es Cela (Chāndogya VI.8.7)
- "Aham Brahmāsmi" — Je suis le Brahman (Bṛhadāraṇyaka I.4.10)
- "Ayam Ātmā Brahma" — Ce Soi est Brahman (Māṇḍūkya 2)
Ces textes inaugurent une pensée moniste, parfois explicitement non-duelle, où la séparation entre le moi et le monde, entre le Soi et l'Absolu, commence à vaciller. Certaines Upaniṣad tardives, comme la Māṇḍūkya, développent déjà une approche systématiquement advaitique.
🔹 Gauḍapāda et la formalisation de l'Advaita (VIe-VIIe siècle)
Avant Śaṅkara, son grand-maître Gauḍapāda compose la Māṇḍūkya-Kārikā, premier traité systématique de l'Advaita Vedānta. Il y développe la doctrine de l'ajātivāda (non-naissance), selon laquelle rien n'est jamais véritablement né ni créé - tout n'est qu'apparence dans la Conscience pure.
Gauḍapāda introduit des concepts-clés que Śaṅkara reprendra :
- La distinction entre vyāvahārika (réalité empirique) et pāramārthika (réalité absolue)
- L'analogie du rêve pour expliquer la nature illusoire du monde éveillé
- L'utilisation de la logique pour démontrer l'impossibilité de la causalité réelle
🔹 L'Advaita Vedānta de Śaṅkara (VIIIe-IXe siècle)
Avec Śaṅkara, cette intuition devient système philosophique complet. Il commente les Upaniṣad principales, les Brahma-Sūtra de Bādarāyaṇa et la Bhagavad-Gītā (la "triple base" du Vedānta), et fonde une école qui affirme avec force :
- Il n'y a qu'un seul réel : Brahman, Conscience-Existence-Béatitude (Saccidānanda)
- Le monde est apparence (Māyā), ni réel ni irréel, mais indéfinissable (anirvacanīya)
- Le Soi individuel (Ātman) est identique à Brahman - différence qui n'existe que dans l'ignorance
La dualité que nous percevons (sujet/objet, esprit/matière, moi/autre) est due à l'ignorance fondamentale (Avidyā). L'Éveil (mokṣa) ne consiste pas à créer l'unité, mais à reconnaître qu'elle a toujours été là, voilée par la perception erronée.
2. Replacer la dualité dans l'histoire de la pensée indienne
La dualité — au sens large — est première dans la tradition indienne, mais elle évolue dans sa nature et sa compréhension selon un mouvement de profondeur croissante.
Dans l'époque védique, la dualité se manifeste essentiellement sur le plan cosmique et religieux. L'univers s'organise autour d'oppositions fondamentales comme le Ciel et la Terre, le jour et la nuit, les mortels et les immortels. Cette vision dualiste trouve son dépassement dans l'harmonie rituelle : par le sacrifice correct (yajña), l'être humain peut rétablir l'équilibre cosmique et maintenir l'ordre universel (Ṛta).
Avec les textes Brāhmaṇa, la dualité se précise autour de la distinction entre sacré et profane, entre l'espace-temps rituel et l'ordinaire. Le monde se divise clairement entre ce qui appartient au domaine divin et ce qui relève du quotidien. Le dépassement s'opère par la maîtrise technique du sacrifice, qui devient la voie royale pour transcender cette séparation.
Les Upaniṣad opèrent une révolution en déplaçant la dualité vers l'intérieur : elle devient avant tout la tension entre le Soi véritable (Ātman) et tout ce qui n'est pas lui - le corps, le mental, les émotions, et finalement le monde entier. Cette dualité intérieure ne se résout plus par l'action rituelle, mais par la connaissance directe (jñāna) de sa propre essence. L'ignorance de soi devient la racine de toute séparation.
Le système Sāṃkhya radicalise cette approche en posant une dualité ontologique absolue entre Puruṣa (la conscience pure) et Prakṛti (la nature matérielle). Cette séparation est présentée comme éternelle et irréductible. Le dépassement s'effectue par la discrimination (viveka) qui permet de reconnaître clairement la différence entre ces deux principes et de s'identifier exclusivement au Puruṣa.
L'Advaita Vedānta de Śaṅkara accomplit un renversement radical en déclarant que toute dualité, même la plus fondamentale, n'est qu'illusion (Māyā). Il n'y a en réalité qu'un seul principe : Brahman, qui apparaît comme multiple en raison de l'ignorance (Avidyā). Le dépassement ne consiste plus à discriminer ou à harmoniser, mais à reconnaître (pratyabhijñā) ce qui a toujours été : l'unité absolue de toute existence.
Cette évolution révèle une maturation progressive de la conscience spirituelle indienne, chaque étape intégrant et transcendant la précédente. La non-dualité n'est donc pas donnée d'emblée : elle est le fruit d'un renversement intérieur, d'une maturation progressive de la pensée spirituelle qui culmine dans l'Advaita, tout en coexistant avec d'autres écoles vedāntiques comme le Viśiṣṭādvaita de Rāmānuja (unité qualifiée) ou le Dvaita de Madhva (dualisme absolu).
3. Śaṅkara face au Sāṃkhya et au Yoga de Patañjali : une critique nuancée
La position du Sāṃkhya classique
Le Sāṃkhya d'Īśvarakṛṣṇa (IVe siècle), système ancien et influent, postule l'existence de deux principes éternels :
- Puruṣa : conscience pure, inchangeante, spectatrice, multiple
- Prakṛti : nature, matière subtile (les trois guṇa), énergie évolutive productrice du monde
Le Yoga de Patañjali hérite largement de cette vision métaphysique. Le but du yoga devient alors la séparation absolue (Kaivalya) du Soi (Puruṣa) d'avec le monde (Prakṛti), par la concentration progressive et la discipline intérieure (yama, niyama, āsana, etc.).
Les critiques fondamentales de Śaṅkara
Śaṅkara s'oppose à cette conception dualiste pour plusieurs raisons philosophiques précises :
1. L'impossibilité de deux absolus
Accepter deux réalités absolutes et éternelles (Puruṣa et Prakṛti) crée une contradiction logique insurmontable. Pour Śaṅkara, cela contredit le témoignage univoque des Upaniṣad qui proclament : "Ekam eva advitīyam" — Il est un, sans second.
2. Le problème de la causalité inconsciente
Si Prakṛti est par définition inconsciente (jaḍa), comment peut-elle créer spontanément un monde si précisément ordonné et adapté aux besoins des consciences ? Il faut nécessairement une Intelligence souveraine (Īśvara) à la source du monde manifesté, même si ce monde reste illusoire du point de vue absolu.
3. La multiplicité impossible des consciences
Le Sāṃkhya postule une infinité de Puruṣa individuels et éternels. Mais si ces consciences sont vraiment pures et sans attributs, en quoi peuvent-elles différer les unes des autres ? L'absence de différence implique l'unité. Les Upaniṣad enseignent qu'il n'y a qu'un seul Soi, et ce que nous appelons "moi", "toi", ou "autrui" sont des reflets multiples d'une seule Conscience, comme la lune reflétée dans différents récipients d'eau.
4. La critique de la séparation yogique
Śaṅkara ne rejette pas les pratiques du yoga en tant que disciplines préparatoires (sādhana), mais il conteste leur finalité dualiste. Le Kaivalya de Patañjali maintient une séparation ontologique entre le Soi et le monde, alors que pour l'Advaita, cette séparation elle-même est illusoire. Le vrai yoga consiste à reconnaître que le Soi n'a jamais été lié et n'a donc pas besoin d'être libéré.
4. La nature subtile de Māyā : ni réelle ni irréelle
Un point crucial souvent mal compris : Māyā chez Śaṅkara n'est pas une simple "illusion" au sens d'hallucination. Elle est anirvacanīya - indéfinissable, ni réelle (sat) ni irréelle (asat).
Māyā fonctionne comme le pouvoir même de Brahman de se manifester en apparente multiplicité, tout en demeurant un. Elle est l'énergie créatrice (śakti) inséparable de la Conscience pure, qui permet l'expérience du monde sans en affecter la nature ultime de Brahman.
Cette compréhension évite deux écueils :
- Le nihilisme (le monde n'existe absolument pas)
- Le réalisme naïf (le monde existe indépendamment de la Conscience)
5. La transformation de l'existence quotidienne
Cette reconnaissance de la non-dualité transforme radicalement l'expérience du quotidien :
Dans l'action (karma)
L'action continue, mais sans le sentiment de faire (kartṛtva). Comme l'enseigne la Bhagavad-Gītā, on agit en restant établi dans l'équanimité (sthitaprajña), reconnaissant que seule la Nature agit à travers nous.
Dans la relation
Autrui n'est plus perçu comme fondamentalement séparé, ce qui dissout naturellement l'égoïsme et ouvre à la compassion spontanée. Cette compréhension nourrit l'attitude du "Namaste" - je salue le Divin en toi qui est identique au Divin en moi.
Dans la souffrance
La souffrance, sans être niée dans son aspect phénoménal, perd sa capacité à troubler le fond de l'être. Elle est reconnue comme mouvement dans la Conscience, mais non comme affectant la Conscience elle-même.
Dans la pratique spirituelle
Les pratiques (méditation, yoga, étude) continuent, mais non plus comme moyens d'atteindre quelque chose d'absent, mais comme expressions naturelles de ce qui est déjà reconnu. Elles deviennent jeu (līlā) plutôt que labeur.
6. Conclusion : De la scission apparente à la reconnaissance de l'unité
La trajectoire spirituelle de l'Inde peut être lue comme une lente dissolution de la dualité :
- Le monde d'abord perçu comme plein de forces antagonistes (Veda)
- Puis comme un théâtre d'apparences masquant l'essence unique (Upaniṣad)
- Systématisé en vision cohérente par les précurseurs (Gauḍapāda)
- Enfin reconnu comme pure projection de la Conscience une (Advaita Vedānta de Śaṅkara)
Śaṅkara n'invente pas l'unité. Il révèle qu'elle a toujours été là.
Dans une époque où la séparation — entre l'humain et la nature, entre l'esprit et le corps, entre les peuples — fait tant de ravages, cette vision radicale d'un réel sans second offre une source puissante d'inspiration et de guérison intérieure. Elle nous invite non pas à créer l'unité par effort, mais à cesser de la voiler par l'ignorance de notre vraie nature.
Cette sagesse millénaire résonne particulièrement avec les découvertes contemporaines de la physique quantique et des neurosciences, qui remettent en question nos conceptions dualistes habituelles de la réalité. L'Advaita nous propose de faire le saut : de la compréhension intellectuelle à la reconnaissance directe et vécue de notre nature véritable - pure Conscience-Existence-Béatitude, toujours déjà libre et entière.
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